É. Hofmann : La mission de Henri Monod à Paris en 1804

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Titel
La mission de Henri Monod à Paris en 1804. Contribution à l’histoire des relations franco-suisses au début de la Médiation


Autor(en)
Hofmann, Étienne
Reihe
Travaux sur la Suisse des Lumières
Erschienen
Genève 2017: Editions Slatkine
Anzahl Seiten
575 S.
von
Victor Monnier

Professeur honoraire de l’Université de Lausanne, Étienne Hofmann a mis à profit le temps libre que lui procure la retraite pour reprendre une question qu’il avait laissée ouverte depuis 1972: l’envoi par le gouvernement vaudois d’Henri Monod en mission officieuse à Paris en 1804 auprès des autorités françaises. Débordant largement l’année 1804, Étienne Hofmann nous livre une très brillante rétrospective de la Suisse au début de ce XIXe siècle. Le fil conducteur est la mission de Monod à Paris, de juillet à septembre 1804, période durant laquelle le Vaudois traite différentes affaires avec les représentants du gouvernement impérial qui se met en place en succédant au gouvernement consulaire. Cette mission intervient alors que Berne est, depuis le début de l’année 1804, le canton directeur et que nombre de Bernois ont encore de la peine à accepter la souveraineté du canton de Vaud. Il en résulte une animosité entre Berne et Vaud que différents incidents aggraveront encore.

Pour que le lecteur soit à même de bien saisir les tenants et aboutissants des dossiers traités par Monod à Paris, Étienne Hofmann nous restitue le contexte dans lequel se trouve le continent européen, en particulier la France et la Suisse, tout en retraçant avec brio la vie d’Henri Monod. Il campe son personnage en retraçant les traits saillants de son caractère et les faits marquants de son existence, qui expliquent pourquoi l’exécutif vaudois a fait appel à lui en 1804 pour défendre les intérêts de son canton dans la capitale française. Relevant que cette personnalité de premier plan n’a pas encore fait l’objet d’une biographie, Étienne Hofmann nous permet de mieux en apprécier les qualités. Il nous montre que Monod, sous l’Ancien Régime, avait subi des blessures d’amour-propre de la part du pouvoir autoritaire de Berne qui considérait le Pays de Vaud comme une quasicolonie et que cet arbitraire était d’autant plus insidieux qu’il était empreint de paternalisme. Depuis le déclenchement de la Révolution française, Monod considérait comme essentiel un changement de la situation politique du Pays de Vaud sans forcément rompre avec Berne. Néanmoins l’impéritie de LL. EE. de Berne et leurs prétentions le poussent en 1798 dans le camp progressiste des patriotes helvétiques. Président de la chambre administrative du canton du Léman sous la République helvétique, il quitte cette fonction après le coup d’État de janvier 1800 pour s’installer à Paris. Si Monod reste convaincu que la nouvelle République doit avoir une structure d’État unitaire, en particulier pour en assurer l’indépendance – ce qu’avait démontré l’invasion française de 1798 – il est d’avis cependant que la législation en Suisse doit être attentive à prendre en compte la réalité et la diversité de ses peuples. Il se méfie donc d’une centralisation excessive. La guerre civile menée contre la République helvétique par les conservateurs fédéralistes le ramène au pouvoir et, en août 1802, il est nommé préfet du canton de Vaud. À ce poste, il fait preuve d’un grand courage et d’une énergie remarquable alors que le gouvernement helvétique, venu se réfugier à Lausanne, se délite. Dans ces moments des plus critiques pour la République helvétique et pour son canton, il reste convaincu que la seule politique est celle de rester vaudois à l’intérieur de la Suisse. En effet, c’est l’époque où les Vaudois s’opposent au sein de différentes factions qui veulent les unes le rattachement à la France, les autres le retour à Berne et d’autres encore l’indépendance. Lors de l’annonce de la médiation de Bonaparte, Monod est désigné comme membre de la délégation représentant son canton à Paris et joue un rôle important au sein de la Consulta helvétique qui durant l’hiver 1802–1803, avec le premier consul, élabore l’Acte de Médiation. De retour dans le canton de Vaud, il est à la tête de la commission chargée de mettre en vigueur la Constitution vaudoise élaborée à Paris, instaurant la souveraineté de ce canton. Cette tâche achevée, il est élu au parlement cantonal comme membre à vie puis à l’exécutif vaudois en avril 1803. Après plusieurs mois d’activité intense, il rentre dans le rang pour se consacrer à ses affaires personnelles au début de l’année 1804. Homme de dialogue, Monod est toujours à l’écoute de son adversaire pour connaître ses positions et pour être à même, ensuite, de dégager un consensus acceptable par tous, ce qui n’implique aucune mollesse car, comme l’évoque Bonaparte à son propos: «Un homme énergique est plus près de se raccommoder qu’un autre, et plus sûr dans ses accords». Homme du juste milieu, Monod se méfie des débordements populaires; il est favorable à un régime censitaire qui écarte du pouvoir les classes populaires dangereuses mais qui, le cas échéant, peuvent servir de force défensive contre Berne.

Les pages d’Étienne Hofmann nous permettent de comprendre les lignes très profondes de fracture qui, une année après l’élaboration de l’Acte de Médiation, divisent toujours non seulement le canton de Vaud, mais encore la Suisse tout entière et dont les origines remontent à l’Ancien Régime et à l’histoire compliquée de la République helvétique. Ce sont plus particulièrement les relations entre Vaud et Berne, devenus ou redevenus États souverains par l’Acte de Médiation de 1803 – Vaud ayant été émancipé en 1798 et étant comme Berne une circonscription de l’État unitaire sous la République helvétique – qui sont examinées.

Dans une analyse extrêmement fine, Étienne Hofmann rappelle que l’Acte de Médiation, en restaurant la souveraineté des cantons, avait redonné vigueur aux Bernois de la tendance conservatrice réactionnaire, partisans du retour à l’Ancien Régime. En effet, ceux-ci voient dans cet Acte une première étape qui aboutirait tôt ou tard à la restauration du régime d’avant 1798. Cette perspective, on s’en doute, effraie les tenants du clan progressiste favorables aux acquis de la République helvétique et notamment les Vaudois patriotes comme Monod, qui ne veulent pas redevenir des sujets de LL. EE. De Berne. Du côté bernois, la tendance conservatrice plus libérale trouve son porte-parole en la personne de Niklaus Rudolf von Wattenwyl, issu d’une vieille famille patricienne de la cité des bords de l’Aar. Landammann de la Suisse en 1804, il était intervenu avec violence contre un mouvement de mécontentement de la campagne zurichoise provoqué par la question du rachat de la dîme. Celle-ci, forme d’imposition sur le revenu foncier d’origine féodale, consistait en un prélèvement annuel sur une partie de la production agricole dont les bénéficiaires étaient généralement l’État et la bourgeoisie. Par une attitude intransigeante et inadéquate, le gouvernement zurichois revenu en mains patriciennes avec l’Acte de Médiation, tout comme celui de Berne, avait réussi à provoquer une véritable insurrection en mars-avril 1804, réprimée de façon brutale par des troupes confédérales sous les ordres du landammann Wattenwyl. Cette réaction démesurée peut se comprendre, comme l’explique Étienne Hofmann, par le fait que Wattenwyl, représentant de l’aristocratie bernoise, craignait la propagation de ce mouvement, ce qui n’était pas à écarter car, à cette époque, une grande partie du monde des campagnes du Plateau suisse partageait l’exaspération de ses compères zurichois. Tous ces paysans avaient pensé qu’avec la République helvétique dîmes et cens – cette dernière catégorie étant constituée de redevances fixes, payables en nature ou en espèces – seraient supprimés. Eu égard à la garantie de propriété, la République helvétique n’avait pas voulu abolir ces charges et, en raison de sa situation économique dramatique, avait même été obligée d’y recourir à nouveau. L’Acte de Médiation précisait que là où ils subsistaient, comme à Zurich, ces droits étaient rachetables à une juste valeur et renvoyait pour le surplus à la législation cantonale. Ainsi pour Wattenwyl, un tel mouvement dans tout le pays, aboutissant à une nouvelle révolution, donnerait à la France le prétexte pour intervenir à nouveau militairement, avec cette fois des conséquences des plus dommageables pour l’unité du pays. Il préférait donc tuer dans l’oeuf la sédition.

Parmi les défenseurs les plus clairvoyants du fédéralisme, Wattenwyl souhaite renforcer le seul domaine de l’Acte de Médiation qui maintient une certaine centralisation, à savoir le domaine militaire, et ce, afin d’éviter que ne se reproduise ce qui avait provoqué la chute de Berne et de l’ancienne Confédération: l’invasion française de 1798. Ce renforcement prévu par le landammann Wattenwyl empiète en temps de paix sur les compétences réservées aux cantons par l’Acte de Médiation. Il est paradoxal de relever avec Étienne Hofmann que ceux qui s’opposent à cette centralisation sont justement ceux qui l’avaient défendue sous la République unitaire parce qu’ils étaient devenus particulièrement sensibles à la souveraineté de leur canton nouvellement acquise et, pour les Vaudois, parce qu’ils craignaient d’en faire les frais en raison des aspirations des tenants de l’aile bernoise la plus conservatrice. Alors que la Diète s’occupe de l’organisation militaire en 1804, Wattenwyl entend quant à lui faire adopter des mesures qui la centralisent au détriment des cantons, outrepassant ainsi ce qui était prévu dans l’Acte de Médiation, raison de l’opposition vaudoise. Celle-ci est également motivée par l’absence d’officiers provenant du canton de Vaud et des nouveaux cantons de 1803 dans le projet de Wattenwyl d’état-major fédéral en temps de paix.

À propos de ces charges féodales de nature réelle, comme la dîme et le cens, auxquelles s’ajoutaient encore d’autres de nature personnelle, observons que, de tous les habitants de Suisse, ceux du canton de Vaud les subissaient le plus. C’est la raison pour laquelle, au printemps 1802, une partie des paysans vaudois avait décidé d’y mettre fin en brûlant les titres qui les attestaient et qui étaient conservés dans les châteaux et les archives des villes vaudoises. Le calme revenu lors du retour de Monod à la tête de la préfecture du canton de Vaud, les autorités helvétiques réfugiées à Lausanne, face au développement de la guerre civile et de l’avancée des troupes fédéralistes, avaient décrété, le 22 septembre 1802, pour conforter les paysans vaudois dans leur attitude loyale à l’égard de la République, l’abolition de tous les droits féodaux dans ce canton. La dîme et le cens l’étaient mais moyennant rachat par le canton de Vaud à ceux qui les détenaient. Une autre catégorie de charges féodales de nature réelle était supprimée dans la foulée mais sans indemnisation: les lods. Ce droit prélevé lors d’un transfert de propriété immobilière, la République helvétique l’avait transformé en droit de mutation pour ceux qui étaient en mains de l’État et aboli sans indemnités pour ceux détenus par des particuliers. Ces derniers, bernois et vaudois, vont alors tout entreprendre pour être indemnisés. En 1804, soutenus par Berne, et son avoyer Wattenwyl, qui est aussi landammann de la Suisse, ils font valoir leurs revendications auprès de la Diète afin de faire plier le canton de Vaud.

La crainte de Monod et des Vaudois, en 1804, est la déstabilisation provoquée dans le canton par les revendications des propriétaires de lods, relayées par le clan pro-bernois et appuyées encore par l’aile ultra conservatrice bernoise qui, avec l’aide du Bernois Wattenwyl, et avec l’appui de la Diète confédérale, pourraient à nouveau déclencher des heurts à l’intérieur du canton de Vaud. Dans cette situation, on redoute à Lausanne, que Wattenwyl, s’il obtenait le renforcement de l’armée auquel il aspirait, n’intervienne, comme il l’avait fait à Zurich pour rétablir l’ordre, donnant ainsi l’occasion aux Bernois de reprendre le contrôle du Pays de Vaud perdu depuis 1798.

Dans la question de la liquidation de la dette de la République helvétique, Étienne Hofmann poursuit son oeuvre de pionnier en étudiant la situation complexe du canton de Vaud à la suite du retour de la Suisse à la structure confédérale. À qui, s’interroge Étienne Hofmann, pourront s’adresser les créanciers de la République helvétique? En outre, Vaud et Argovie sont nés de la scission d’avec Berne, dont les propriétés doivent être ainsi partagées entre eux. La Consulta de Paris s’en était préoccupée afin d’éviter que les débuts de cette nouvelle Confédération ne soient obérés par un passif trop lourd à assurer et que des contentieux ne mettent à mal la paix retrouvée entre les cantons. L’Acte de Médiation avait ainsi prévu que les avoirs et placements à l’étranger avant 1798, notamment ceux importants de Berne, serviraient en premier lieu à la dette et qu’un éventuel reliquat serait partagé entre Berne et ses anciens sujets. Wattenwyl, qui y participait, s’y était opposé mais ce qu’il n’avait pas obtenu en 1803, il l’obtint alors qu’il est landammann de la Suisse en 1804. En effet, les Vaudois apprennent en 1804 que la commission de liquidation établie par l’Acte de Médiation s’est montrée partiale en faveur de Berne au préjudice des nouveaux cantons. Aucun recours n’est possible contre les décisions de cette commission, si ce n’est celui adressé au médiateur.

Étienne Hofmann décrit avec acuité ce contexte de vives tensions entre forces progressistes et conservatrices, ces dernières manifestant beaucoup de réticences à accepter les acquis de la République helvétique, même tempérés et bénéficiant du soutien du canton de Berne solidaire des classes dirigeantes d’Ancien Régime. Quant au Pays de Vaud, Berne affirme qu’il ne veut pas se le réapproprier car une telle opération, en raison de l’état moral et politique des Vaudois, aurait comme conséquence de déstabiliser son régime. Étienne Hofmann montre que dans les rapports avec les Vaudois, le comportement d’une personnalité comme Wattenwyl, fier Bernois de vieille souche à la posture hautaine, n’est pas adéquat. Davantage de confiance et d’ouverture de la part du landammann auraient évité bien des tracas comme le remarque un observateur contemporain. De leur côté, les Vaudois ne sont pas en reste. Leur zèle à défendre la toute récente souveraineté de leur canton ne les incite pas au rapprochement avec Berne. Susceptibles et orgueilleux, cassants et incapables d’avoir une attitude conciliatrice, ils sont réduits à s’en référer à Napoléon qui est leur seul soutien. Chaque camp sait pertinemment qu’une fois l’empereur mort, Vaud perdra son soutien. Tels sont l’espoir des conservateurs bernois et la crainte des Vaudois, dont Monod.

Face à cette opposition entre Berne et Vaud, les deux cantons envoient chacun une députation à Paris auprès du médiateur en 1804. Wattenwyl y délègue Affry, le landammann fribourgeois de la Suisse en 1803, pour plaider sa cause dans la question du renforcement de l’organisation militaire et dans celle des lods afin que l’empereur mette les Vaudois au pas. Le gouvernement vaudois, quant à lui, désigne Monod avec la mission comportant les objets principaux suivants: faire connaître à l’empereur le danger que constituent les tentatives de violer l’Acte de Médiation projetées par Berne et par un certain nombre de cantons gouvernés par les conservateurs dans le domaine de la défense; obtenir de l’empereur qu’il confirme l’attitude vaudoise à propos des lods; demander à Napoléon la rectification du résultat obtenu par la commission de liquidation de la dette helvétique pour ne pas porter préjudice aux cantons de Vaud et d’Argovie comme cela a été le cas en faveur de Berne.

Quelle sera la réaction de l’empereur face aux doléances de ces deux ambassades? Le lecteur la découvrira en lisant les pages passionnantes d’Étienne Hofmann dont l’épilogue n’aura d’ailleurs pas lieu à l’époque de la Médiation, mais sous la Restauration. Ainsi de larges pans d’une période de l’histoire suisse – la Médiation et son contexte –, pas encore suffisamment étudiés, nous sont dévoilés par Étienne Hofmann, dans cet ouvrage approfondi et rigoureux, se fondant principalement sur des documents d’archives présentés avec grande clarté.

Zitierweise:
Victor Monnier: Étienne Hofmann: La mission de Henri Monod à Paris en 1804. Contribution à l’histoire des relations franco-suisses au début de la Médiation, Genève, Paris: Slatkine, 2017. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 331-335.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 331-335.

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